On parle de plus en plus souvent du tango dansé comme d’une thérapeutique pour différentes affections neurologiques : Alzheimer, Parkinson, Autisme.... L’effet semble indéniable et le bénéfice impressionnant. Mais on ne sait toujours pas pourquoi le tango, parmi les autres danses et activités récréatives, serait plus particulièrement efficace : par quels mécanismes et sur quelles fonctions du cerveau agit-il ? Au-delà de l’effet neurologique d’une activité sensori-motrice complexe, au-delà des bienfaits d’une danse sur l’humeur et l’autonomie des individus qui la pratiquent, le tango est-il capable de modifier objectivement le fonctionnement de notre cerveau ? et comment le ferait-il ? Pour le moment, aucune réponse satisfaisante à ces questions n’a été donnée. Mais depuis quelques temps on voit apparaître dans les médias une idée qui a déjà fait son chemin pour expliquer de nombreux autres mystères de l’esprit humain : ne serait-ce pas de son action sur un certain type de neurones, appelés neurones miroir, que le tango tiendrait ses étonnantes vertus thérapeutiques ?
Mais qu’est-ce donc que les neurones miroirs ? quelle est leur importance dans la vie des humains et dans l’organisation de notre société ? en quoi sont-ils utiles pour apprendre à danser, et particulièrement le tango ? comment faire travailler ses neurones miroirs pourrait-il améliorer certaines pathologies ? et plus généralement, les notions apportées par la neurologie pourrait-elles être utiles aux enseignants de tango, voire au danseur de tango lambda ?

Il y a une vingtaine d’années, une découverte scientifique a fait sensation dans les médias : le cerveau humain possède, à l’instar de celui du singe, et donc probablement depuis que l’homme habite cette terre, des neurones très particuliers appelés "neurones miroirs", dont l’existence était jusqu’alors insoupçonnée et dont le fonctionnement pourrait expliquer des pans entiers restés mystérieux de la nature humaine, et tout particulièrement la façon dont nous percevons autrui et peut-être aussi dont certaines personnes peinent à le faire. En étant synthétique — et nécessairement schématique — on pourrait dire que ces neurones ont l’étonnante faculté de jouer dans notre cerveau ce qui se passe dans le cerveau de la personne en face de nous ! On conçoit que cette découverte ait stimulé l’imagination des chercheurs, opérant comme une véritable révélation ("bon sang, mais c’est bien sûr !"), suscitant des tas de nouvelles hypothèses sur les comportements humains, dans des domaines aussi différents que l’apprentissage par imitation ("on apprend à parler avec ses neurones miroirs"), la théorie de l’esprit ("je devine ce que l’autre veut faire"), la cognition sociale ("j’interagis avec autrui en mettant en place des codes implicites de conventions sociales"), l’empathie ("je ressens dans mon corps et mes viscères ce que l’autre ressent dans les siens"), mais aussi de nombreux autres domaines de la vie mentale et aussi artistique, comme la musique et la danse....
L’objet de cet article est de présenter les arguments laissant penser que le tango, tout particulièrement la danse que l’on désigne sous ce vocable, serait le pur produit de nos neurones miroirs, une information qui pourrait avoir des applications pratiques aussi inattendues qu’inédites.
Mais commençons, pour situer notre propos, par quelques considérations générales et historiques sur les neurones miroirs.

Naissance d’un concept

Par une chaude après-midi d’été, dans un laboratoire de l’Université de Parme, en Italie, un jeune chercheur de l’équipe du professeur Giacomo Rizzolatti, un des plus illustres neuroscientifiques italiens, déjà connu pour ses travaux sur les neurones de la vision et de la motricité, faisait une pause méritée au cours de laquelle il avait laissé un singe macaque, l’un de nos plus proches cousins, et dont le cerveau était considéré comme un modèle idéal pour comprendre le cerveau humain, avec un dispositif appelé "single neuron recording", en d’autres termes un moyen de mesurer directement, chez un individu conscient, à l’aide d’une électrode placée à un endroit très précis de la surface corticale, l’activité des neurones dans le cerveau en action. L’électrode en question avait été placée dans le lobe frontal du singe, dans une zone connue pour contrôler les mouvements et les gestes (cortex pré-moteur) mais dans laquelle se situent également des neurones qui traitent visuellement la finalité de ce geste ("le mouvement que je vais faire pour atteindre cette cacahuète"), ce qu’on appelle parfois du néologisme "affordance". Ces neurones, dénommés "canoniques", sont présents dans une petite zone du lobe frontal, une région dénommée F5, l’équivalent chez le singe de la célèbre aire de Broca, l’aire du langage chez l’humain. Or donc, notre jeune chercheur se désaltérait en mangeant un cornet de glace lorsqu’il s’aperçut, à son grand étonnement, que chaque fois qu’il portait la glace à sa bouche, le neurone frontal du singe émettait un petit signal témoignant d’une activation. En d’autres termes, ce neurone moteur non seulement "voyait" la glace (et éventuellement manifestait l’intérêt que sa dégustation pouvait présenter pour l’animal), mais également s’avérait sensible au mouvement spécifique réalisé par l’humain qu’il était en train d’observer. Plus tard, ces constatations ont été confirmées et étendues. Par exemple, il a été montré qu’un neurone sur trois, dans l’aire motrice F5, a des propriétés "miroir" et que parmi ceux là, un tiers sont spécifiques à un geste particulier, comme tenir une cacahuète entre deux doigts ou tourner un bouton dans un sens. Mais le point commun à tous ces neurones est que parmi les neurones moteurs, qui dirigent l’activité des muscles de la main, ils ont l’insigne particularité d’être aussi actifs lorsque l’individu observe un autre individu effectuer le même geste. En outre, ces mêmes neurones sont également actifs lorsque l’individu entend le bruit correspondant au geste en question, par exemple le bruit d’une feuille de papier qu’on froisse provoque l’activation du même neurone qui est activé lorsque le singe froisse lui-même la feuille de papier, ou qu’il observe un humain ou un autre singe effectuer le même geste.
Ainsi, pour résumer les caractéristiques de ces neurones, nous dirons que ce sont des neurones moteurs particuliers, certes situés en plein dans une zone cérébrale dévolue au contrôle des mouvements du corps, mais possédant la surprenante vertu de fabriquer dans le cerveau de celui qui regarde, l’image du mouvement de celui qui est en train de l’exécuter. D’où l’appellation poétique et imagée de "neurone miroir". D’où également l’idée que le rôle de ces neurones serait de "simuler" intérieurement le geste réalisé par autrui. Or la simulation opérée par cette catégorie si particulière de neurones moteurs se fait en utilisant les informations que leur procurent les systèmes sensoriels : la vision, l’audition et, comme nous le verrons, la proprioception, c’est-à-dire l’ensemble des sensations internes du corps (position, mouvement....). D’où la notion, qui a à présent supplanté celle de neurones miroir, de "système des neurones miroir".

Le système des neurones miroirs : quelle finalité biologique ?

Très vite, à la suite de cette découverte, les spéculations sur le rôle de ces neurones ont afflué de toutes parts. Si le cerveau du singe possède un outil lui permettant de reconnaître le sens et la nature des gestes de ses congénères ou des humains, et si on admet que le cerveau du singe est une sorte de précurseur rudimentaire de celui de l’homme, quelles fonctions pourrions nous prêter à ce même outil s’il existait chez l’homme ? N’aurions-nous pas là le substrat cérébral de l’une des caractéristiques les plus obscures mais également les plus fascinantes de l’espèce humaine, sa capacité à interagir socialement ? En d’autres termes les neurones miroirs seraient la base de notre comportement social. Une hypothèse bien séduisante, n’est-ce pas ?
Mais avant cela, il a fallu prouver qu’il existait bien des neurones miroirs chez l’humain et cela s’est avéré bien plus difficile que chez le singe, car ici, nous ne possédons que des moyens indirects pour approcher la question. Par exemple, il a été montré que lorsqu’on enregistre l’activité cérébrale (à l’aide par exemple de machine d’IRM) d’un individu réalisant un mouvement et de ce même individu observant une autre personne réaliser ce mouvement, certaines aires cérébrales s’activent de manière commune, en particulier... l’aire de Broca (encore elle !).
De même, il a été montré que lorsqu’on observe un geste enregistré sur une vidéo, on active également des zones situées plus en arrière et en haut sur le cerveau, dans le lobe pariétal. Or ces zones sont connues pour abriter le cortex somesthésique, la partie de notre cerveau qui ressent les sensations du corps. Ainsi, il existerait deux "mécanismes miroir" complémentaires : l’un moteur, l’autre sensoriel . Grâce au premier, on pourrait "rejouer mentalement" le programme moteur qui mène à la réalisation du geste, grâce au second on se construirait une carte spatiale et sensorielle de ce geste. Et finalement, ce serait l’intégration de toutes ces informations en un circuit unique, appelé "système des neurones miroir", qui permettrait à la fois l’exécution harmonieuse du geste et la capacité à comprendre le sens des gestes d’autrui, et au-delà leurs intentions et peut-être aussi leurs sentiments.
Que se passe-t-il dans le cerveau d’un danseur qui réalise le fameux pas de base du tango, "la salida". En première analyse, son système moteur, dans le lobe frontal du cerveau, se met en action, provoque la contraction d’une série de muscles du corps, des jambes, des bras, les mettant en mouvement selon une dynamique esthétique particulière, proche de la marche naturelle. Mais le seul système moteur frontal, ne suffirait pas à créer ce geste harmonieux, il ne peut, pour y parvenir, se passer d’y convoquer les informations sensorielles parvenant, depuis la périphérie du corps, jusqu’au lobe pariétal qui en fait une carte sensorielle et spatiale. Et parmi les informations sensorielles, celles provenant de l’oreille sont évidemment cruciales, tant il est vrai qu’il n’y a pas de danse sans musique.

La musique et le cerveau : une histoire de cœur

Les liens entre musique et cerveau ont été bien mieux étudiés que ceux entre la danse et le cerveau. On sait par exemple qu’apprendre à jouer d’un instrument s’accompagne de la transformation progressive de certaines zones du cerveau, ce qu’on appelle la plasticité cérébrale, selon des règles bien précises correspondant à l’instrument dont on apprend à jouer. Si l’on pratique le piano, ce sont les aires motrices et sensorielles des régions des deux mains qui vont se développer, de même que les câbles de connexion (faisceaux de substance blanche) entre les deux. Si l’on apprend le violon, les mêmes aires se développent en quelques mois, mais de façon très asymétrique, au point que l’on peut sur une IRM de chacun des deux musiciens en herbe, reconnaître lequel a fait du violon et lequel du piano. De même, on peut montrer que les aires de l’audition modifient leur acuité perceptive musicale au cours d’un apprentissage de mélodies, mais que cette modification ne se fait que si l’enfant ou l’adulte joue lui même cette mélodie sur un clavier. En d’autres termes, c’est à la condition d’apprendre à jouer d’un instrument que le cerveau perfectionne sa capacité à entendre les mélodies. Cette intégration sensori-motrice serait, pense-t-on actuellement, la base de tout apprentissage musical, et la condition sine qua non pour que cet apprentissage s’inscrive définitivement dans certaines circonvolutions de notre cerveau
Cela pourrait également être vrai pour le tango. Une étude réalisée par une équipe texane a montré que lorsqu’un volontaire apprend à exécuter le pas de base en position couchée dans une machine d’IRM, et qu’on enregistre son activité cérébrale lors de cet apprentissage, il ou elle active son aire de Broca, tout spécialement s’il le fait en rythme avec une musique entraînante de type "d’Arienzo". Ainsi, la notion de pulsation en tango aurait une réalité neurologique, activant la zone des neurones miroirs. D’autres travaux ont montré que l’aire de Broca jouerait un rôle clé dans la perception des rythmes et du tempo d’un morceau musical entendu.Cette implication d’une région motrice du cerveau dans un aspect au moins de la perception musicale, le rythme et le tempo, a été retrouvée dans une autre étude mesurant le degré de plaisir esthétique associé à la perception d’un rythme. Plus précisément, il semble que deux caractéristiques de la musique entendue, la syncopation et la métrique, soient capables d’entraîner les activations les plus fortes dans des circuits impliqués dans le plaisir musical, incluant l’aire de Broca, mais aussi l’Insula, le cortex orbito-frontal et le système sous-cortical de la récompense (ganglions de la base), c’est à dire les mêmes structures qui sont activées lorsqu’on gagne une somme d’argent à un jeu de casino, ou qu’on évoque le visage d’un être cher. [1]

Voici ce qui se passe dans notre cerveau lorsqu’on entend une musique harmonieuse (par comparaison à une musique dissonante) : les deux petites taches visibles tout près du centre du cerveau correspondent au centre du système de la récompense ou noyau accumbens (image de gauche) ; la même zone s’active nettement plus fortement si on écoute une musique rythmée et qu’on doit battre le temps fort de la musique (par rapport au temps faible). Et si maintenant on combine les deux (métrique et consonance), l’effet s’étend vers l’insula, une partie du système des émotions que l’on considère comme cruciale pour les phénomènes d’empathie . [2] Ainsi, tout laisse à
penser que le plaisir musical est fortement lié à la pulsation de la musique, encore plus fortement que son caractère harmonieux ou pas. Et lorsqu’on combine les deux, l’effet se propage à l’ensemble du système, incluant une partie tournée vers "l’autre", sorte de lien direct entre le plaisir musical ressenti et le plaisir de le partager avec autrui. A côté de la métrique, qui régule les pulsations musicales en habituant notre cerveau à une certaine régularité temporelle, la syncopation, au contraire, vient rompre cette régularité en induisant une inégalité dans le décours du signal sonore qui serait productrice de plaisir et de "groove", c’est à dire de ce besoin irrépressible de bouger, fondement de l’envie de danser [3]

Le cerveau des danseurs

Alors que le cerveau des musiciens a fait l’objet de nombreuses études qui ont montré de façon répétée des différences dans leur manière de fonctionner comme des différences dans la structure même des connexions, les études du cerveau de danseurs professionnels sont beaucoup plus rares. Deux des plus célèbres ont décrit les modifications d’activité dans les systèmes des neurones miroirs lorsque des danseurs observent des vidéos de personnes réalisant des mouvements de danse familiers ou non familiers (par exemple des danseurs de capoeira pour des danseurs de ballet classique, ou vice-versa), seuls les mouvements familiers activant de façon importante ces circuits. Mais il s’agit là d’activation "passive" lors de l’observation et non d’activation lors de gestes réalisés par le sujet lui-même, une situation bien difficile à réaliser, pour des raisons que l’on comprend aisément, aucune machine ne permettant de libérer suffisamment le corps pour enregistrer le cerveau durant la réalisation d’un mouvement de danse complet.

Une étude américaine publiée il y a déjà quelques années, avait tenté d’éviter ce biais en mesurant l’activité cérébrale avant et après un entraînement de 5 jours intensif de danse techno chez 17 sujets adultes non danseurs. A la fin de la période d’entraînement, alors qu’on demandait aux sujets de visionner une vidéo des mouvements qu’ils avaient appris, les zones activées étaient toutes situées dans le circuit des neurones miroir, tout particulièrement l’aire de Broca du côté droit (en jaune sur la figure),
Mais comme on le voit, toutes ces études ont concerné des danses individuelles, et non des danses de couple comme le tango. Si l’on veut comprendre ce qui se passe dans un cerveau de danseur de tango, on devra donc se contenter de spéculations.
Ma conviction, cependant, est que les données sont assez robustes et nombreuses pour que ces spéculations aient toute chance de refléter une réalité, réalité qui correspond bien à la complexité de ce que vit un tanguero dans son quotidien de danseur.

Le cerveau tanguero : expert en neurones miroirs.

Observons deux danseurs de tango dans leur expression la plus épurée : la marche. Le danseur avance dans un mouvement plus ou moins harmonieux et fluide (d’autant plus esthétique qu’il sera harmonieux et fluide, d’ailleurs), la danseuse recule, ou plutôt "progresse vers l’arrière" par la magie d’un pas qui s’emboîte en négatif dans celui de son partenaire, activement, mais naturellement, sans effort, comme si l’un et l’autre avaient appris à marcher non pas seuls, mais à deux. Et pourtant, lorsque leur cerveau a appris à marcher, lui, alors qu’il n’était qu’un organe en développement, nos danseurs étaient bel et bien seuls, seuls face à un monde qu’ils étaient en train de découvrir, à travers la rencontre de leur propre aptitude, probablement largement pré-câblée, à vaincre la gravité.
Ce n’est que bien plus tard que ce même cerveau va découvrir une autre de ses capacités intrinsèques, l’aptitude à communiquer, celle qui lui permet d’abord de réagir à un sourire, à un visage en colère, puis, progressivement d’interagir, sous la forme de multiples va-et-vient entre soi et l’autre : communication et partage. Je communique par les mots, par la voix, par les expressions du visage, puis je partage mes émotions, mon expérience, mes connaissances. Communication et partage, tels sont précisément les fonctions ultimes, la finalité des neurones miroirs, véritable cerveau dans le cerveau, sans lequel cet organe sophistiqué et complexe n’aurait guère de sens.

Observons donc d’abord notre danseur. Lorsqu’il avance, il imprime avec l’ensemble de son tronc une pression délicate et continue, qui est en fait la résultante subtile de la poussée de son corps qui avance et de la poussée inverse de celui de sa partenaire qui recule tout en exerçant une résistance, également délicate et continue. Finalement, le mouvement des deux corps coule sans à-coups, presque aérien, donnant cette impression de grande facilité, qui n’est en fait qu’une fausse impression. Car cette apparente aisance du mouvement est au contraire le résultat d’un long apprentissage de cet échange d’informations entre deux cerveaux, apprentissage qui, après des mois d’exercice répété, et souvent d’éprouvants moments de doute, finit par donner cette capacité remarquable à chacun de connaître – ou plutôt de sentir – la position du ou de la partenaire au millimètre et à la milliseconde près. Et nous avons là un suspect tout désigné : le système des neurones miroirs. Mais ici le miroir n’est pas visuel, il est sensitif, proprioceptif disent les spécialistes, pour qualifier ce type de sensibilité qui repose sur l’arrivée au cerveau d’informations provenant des parties profondes du corps, tout particulièrement les articulations, muscles et tendons, mais aussi probablement les viscères et les organes internes du corps.
Les travaux les plus récents sur le système des neurones miroir tendraient à prouver que c’est dans le lobe pariétal, plus que dans le lobe frontal, que se situent ces centres de la sensation du corps de l’autre. Le lobe pariétal (marqué ’P’ sur le schéma ci-dessus), lui qui synthétise les afférences provenant des différentes parties du corps, et aussi les informations sur la position des deux corps dans l’espace tridimensionnel, est en étroite relation avec le cortex frontal postérieur, incluant l’aire de Broca (B), générant à eux deux un programme tridimensionnel du geste dans l’espace. Un autre organe est impliqué ici, le cervelet (C), qui est à l’origine de boucles de rétro-contrôle, permettant d’ajuster le mouvement en cours dès qu’il dévie un peu de sa trajectoire. Des neurones de type miroir ont également été découverts dans le cervelet.
Une caractéristique du système des neurones miroirs, qui en fait également un bon candidat comme substrat cérébral de cette gestuelle très particulière du tango, est son implication supposée dans les apprentissages, dérivant de sa double qualité de plaque tournante entre les sens et le geste, et d’organe de l’imitation. Sans doute un des aspects les plus mystérieux de ce rôle du tango a trait à la durée remarquablement longue de la période de progression dans l’acquisition des automatismes moteurs permettant d’en maîtriser la technique. Or cette maîtrise, cette expertise qui met si longtemps à se manifester, elle n’est pas tant une expertise de la technique du geste, comme dans d’autres activités motrices, ou même d’autres danses, mais une maîtrise singulière de la sensation de l’Autre, avec un grand A.
Et ce n’est certainement pas un hasard si les mêmes structures cérébrales dont on a vanté les propriétés "miroir" ont également des liens privilégiés avec la musique, et tout particulièrement sa composante rythmique qui repose d’ailleurs sur les mêmes circuits, ayant en outre, nous l’avons vu, une vertu hédonique particulière, celle de générer la sensation de plaisir dans le "cerveau de la récompense". C’est ici probablement les relations entre les parties fronto-pariétale et temporale de ces circuits, le lobe temporal étant le réceptacle des informations auditives et le lieu de leur transformation en un sens, qu’il soit verbal ou musical.

Vers une modélisation neurologique du tango dansé

Revenons à présent à nos deux danseurs de tango ; et imaginons leur cerveau. Si chacun des deux possède des circuits ayant une vocation notable à fonctionner en miroir de l’autre, on pourrait aisément concevoir que la particularité du système qui sous-tend l’apprentissage de ce geste si particulier et sa pratique en tant qu’experts, ne soit pas seulement le fait de l’organisation particulière d’un cerveau, mais une particularité du fonctionnement simultané de deux systèmes miroir. En d’autres termes, on ne raisonnerait plus ici en système intra-cérébral, mais en organisation INTER-cérébrale ! Si les hypothèses développées jusqu’ici dans cet article sont parfois pure spéculation, comment qualifier une telle proposition : de la science fiction ? Peut-être moins qu’il n’y paraît.
La littérature scientifique récente fait état de quelques études ayant pu mesurer le degré de cohérence de la production électrique du cerveau de deux individus engagés dans une activité commune, par exemple des musiciens jouant en duo, ou des chanteurs duettistes. Les premiers résultats obtenus sont époustouflants : il semble bien que les deux cerveaux soient capables de se mettre dans un état de consonance électrique telle que certaines zones se placent en cohérence de phase, générant les mêmes ondes au même moment et au même endroit du cerveau. Une étude récente [4] a même précisément démontré que deux chanteurs se tenant face à face dans un duo activent de façon synchrone les neurones de leur aire de Broca, confirmant que cette région est bien une plaque tournante, un véritable récepteur-émetteur tourné vers l’autre.
Dès lors, rien n’empêche d’imaginer que nos deux danseurs de tango, si on avait eu l’opportunité d’enregistrer leur activité cérébrale ’on line’ durant un abrazo, activeraient de façon simultanée et électriquement synchrone les neurones de leurs systèmes miroirs respectifs, ce qui pourrait même participer, pour certains, à une propension à des comportements dits "pro-sociaux", c’est-à-dire tendant à aider de manière altruiste des inconnus.
Il existe une quantité croissante de travaux de psychologie sociale et de neuropsychologie montrant, en particulier chez des enfants, la capacité de diverses sortes d’activités synchrones à plusieurs à bonifier leurs capacités à communiquer avec autrui et leurs capacités d’empathie [5]. En manipulant le degré de coordination et de synchronie entre des mouvements ou des actions diverses entre deux ou plusieurs personnes, on a pu montrer de façon répétée que ces personnes augmentent leur capacité à s’ouvrir à l’autre et que le groupe augmente sa cohésion sociale. Des enfants dès l’âge de 14 mois montrent des comportements altruistes après avoir été bercés dans les bras de manière synchrone à un adulte ou en rythme avec une musique et de manière générale, on a mis en évidence une relation étroite entre des activités rythmiques conjointes, qu’elles soient musicales ou motrices, et la propension de l’individu à aller vers autrui, à avoir des comportements d’aide envers les autres et plus généralement d’empathie, et ce à différents âges de la vie [6]
.

Le "miroir brisé"

Parmi les difficultés que certains enfants peuvent rencontrer dans leurs apprentissages, une faible capacité aux interactions sociales est caractéristique d’enfants relevant du cadre du "spectre des troubles autistiques", un cadre très vaste qui comprend non seulement les enfants autistes proprement dits, mais également les adolescents et adultes ayant de simples difficultés à interagir ou à établir des relations sociales satisfaisantes avec autrui. Les éducateurs et les spécialistes nord-américains mettent ainsi l’accent sur un type de profil cognitif appelé "trouble d’apprentissage non verbal" où des enfants ou des adolescents par ailleurs tout-à-fait intelligents, sont un peu faibles dans tous les domaines demandant une certaine habileté manuelle et spatiale, pas très bons en maths, et ont de manière notable une incapacité à comprendre intuitivement les situations sociales, comme rire d’un trait d’humour ou savoir s’intégrer dans un groupe de jeu. Cette difficulté de "théorie de l’esprit", c’est-à-dire à inférer des situations les états mentaux d’autrui, peut avoir des répercussions importantes sur leur aptitude à s’intégrer dans leur futur milieu social et constituer un frein réel à leur épanouissement et à leur réussite ultérieure. Médicalement, le trouble se rapproche du syndrome d’Asperger, mais s’en distingue par l’absence d’autres troubles affectifs associés [7]. En outre, et surtout, il serait cent fois plus fréquent que ce dernier.
Tout laisse penser que ces enfants et adolescents, comme cela a été suggéré pour l’autisme, souffriraient d’un défaut d’activité de leurs systèmes des neurones miroir, une incapacité à faire jouer dans leur propre cerveau les gestes, intentions et émotions d’autrui. D’où l’utilisation imagée de l’expression "le miroir brisé" ("the broken mirror") pour signifier le lien entre autisme et dysfonctionnement du système des neurones miroir.
Il existe à présent une littérature assez abondante sur l’effet d’activités motrices rythmiques en général, et de la danse en particulier, sur certains aspects du trouble autistique : des améliorations significatives des aptitudes sociales ont été rapportées à plusieurs reprises, tant chez les enfants que chez les adultes. Une équipe allemande [8].a ainsi démontré après 7 semaines de "dance-therapy", principalement basée sur l’imitation d’un modèle et la réalisation de gestes en miroir, chez 31 jeunes adultes porteur d’autisme à haut niveau, par comparaison à un groupe de personnes similaires mais n’ayant pas bénéficié de cette thérapie, une "amélioration significative du bien-être, de la conscience de son propre corps de la distinction entre soi et autrui et une augmentation des compétences sociales".
Bien qu’il n’existe pas encore d’étude montrant des changements d’activité cérébrale induits par un exercice de la danse, chez des enfants et adolescents souffrant de ce type de troubles, des études en cours devraient permettre d’avancer dans la compréhension des mécanismes comme dans la mise au point de techniques pédagogiques et rééducatives.

En conclusion,

Les arguments s’accumulent de façon de plus en plus convaincante pour attribuer aux neurones miroir de notre cerveau un rôle tout particulier dans les différentes caractéristiques qui font du tango une activité unique : unique par la nécessité impérative d’une connexion avec le ou la partenaire, mais une connexion qui plonge au plus profond de son être — en tout cas de son cerveau — selon des mécanismes de partage d’information que l’on commence à peine à entrevoir ; unique par la spécificité de la dynamique de son apprentissage, lent et laborieux mais ô combien gratifiant lorsque les obstacles techniques du début commencent à être dépassés ; unique par les caractéristiques émotionnelles consubstantielles à cet apprentissage, faisant du triptyque homme-femme-musique un puissant générateur de plaisir quasi-sensuel, voire addictif pour certains, sans doute étroitement lié à la vertu hédonique d’une rythmique à la fois simple et efficace, où la syncope et la métrique alimentent en continu le flux d’information transitant de l’un à l’autre des protagonistes, participant peut-être à la cohérence de l’activité électrique partagée entre leurs deux cerveaux.
En tant que thérapeute, j’ai la conviction que les bénéfices de cet exercice spécifique et répété des neurones miroirs, peut-être en augmentant leur nombre ou leurs connexions, peuvent se généraliser à des fonctions sociales comme la compréhension de l’autre ou l’empathie, mais peuvent aussi peut-être s’étendre à d’autres fonctions plus élémentaires comme la mémoire, l’attention ou le langage, et donc améliorer toutes sortes de déficits affectant ces domaines de la cognition. Les effets prouvés du tango sur certaines pathologies dégénératives comme la maladie de Parkinson pourraient également reposer sur cette propriété de la pratique de cette danse. Je ne doute pas que d’ici quelques années, la "tangothérapie" sera passée d’une modalité empirique de thérapie, à une méthode scientifiquement prouvée dont les mécanismes auront été mieux compris et donc les vertus mieux utilisées.
Au-delà de la dimension thérapeutique du tango, j’ai également la conviction que sa pratique pourrait fort bien avoir des vertus préventives sur divers troubles, en particulier les troubles du développement de l’enfant comme la dyspraxie, la dyslexie, l’hyperactivité ou d’autres troubles d’apprentissages. Il serait à mon avis très intéressant d’étudier des cohortes d’élèves au primaire voire plus jeunes, après leur avoir proposé une année d’activité artistique comportant les éléments susceptibles de développer leurs neurones miroirs (par exemple les ingrédients du tango dansé) et de mesurer chez eux différents aspects de leurs fonctions cognitives, par comparaison à des enfants ayant eu une autre activité physique ou artistique. Je suis prêt à parier que des bénéfices nets pourraient être mis en évidence.

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[1Ce sont également ces mêmes circuits qui dysfonctionnent chez les personnes souffrant de comportement addictifs, que ce soient des addictions aux substances, ou aux écrans et aux jeux, ou encore les addictions alimentaires

[2Par exemple, l’insula s’active quand on observe quelqu’un d’autre faire une grimace de dégoût ou lorsque on visionne la vidéo d’une aiguille venant piquer une main.

[3Witek MA et coll. Syncopation, body-movement and pleasure in groove music. PLoS One. 2014 Apr 16 ;9(4):e94446. .

[6Trainor LJ, Cirelli L. Rhythm and interpersonal synchrony in early social development.
Ann N Y Acad Sci. 2015 Mar ;1337:45-52

[8Koch SC, Mehl L, Sobanski E, Sieber M, Fuchs T. Fixing the mirrors : a feasibility study of the effects of dance movement therapy on young adults with autism spectrum disorder.Autism. 2015 Apr ;19(3):338-50